Il est midi. Le thermomètre du block 3 accuse 15 degrés en dessous de zéro.
Seize mille hommes sont là, sur la place d’appel, au garde à vous.
Aujourd’hui c’est Noël !
Ceux qui sont là ont déjà réalisé l’impossible exploit de survivre, relevé le défi que leur avait lancé le Chef de Camp lors de leur arrivée : « Hier das ist nicht ein sanatorium ! … trois mois sont un maximum pour aboutir au crématoire … ».
Ils ont passé ce cap. Ils sont là, spectres vivants dans la bise glaciale.
Aujourd’hui c’est Noël !
Les SS ont fait dresser un immense sapin sur la place d’appel. Il domine, majestueux, la masse immobile des seize mille « cranes rasés », grelottants, l’esprit vide, qui le contemplent.
Il est superbe et fascinant, et les SS le savent : quelle merveilleuse démobilisation morale peut engendrer la vue d’un tel arbre, évocateur de toutes les douceurs de Noël ! Quel effet dévastateur sur des sensibilités déjà enracinées dans la mort.
Aujourd’hui c’est Noël !
Contemple donc, mon frère, ce sapin amical qui vient te dire ce que furent les Noëls d’antan, ceux de ton enfance où se mêlaient l’amour des tiens et celui d’un petit Enfant né dans l’inconfort d’une étable, à seule fin de racheter les Hommes …les Hommes ! … Les SS sont aussi des Hommes, mais Dieu est-il vraiment venu sur Terre pour les sauver ?!
Ils sont, pour le moment, devant une table bien garnie, entourés de leurs femmes et de leurs enfants, tout joyeux des cadeaux reçus. Ils boivent, ils mangent, ils ont chaud, ils sont gais. Ils chantent des lieder de l’ancien temps et des hymnes nazis.
Noël est pourtant une fête chrétienne … ces chaudes agapes vont se prolonger cinq heures durant.
Pendant ce temps là les seize mille bagnards contemplent l’Arbre.
Un vide intérieur s’est créé en chacun : la fascination escomptée s’est produite. Les moindres détails des Noëls oubliés reviennent à nos consciences.
Je revis mes joies d’enfant découvrant, au saut du lit, les jouets qu’un père Noël harassé m’avait apporté. Je repense à mes parents … mon cœur fond à ces évocations. Je me sens, un instant, faible et désemparé. Jamais je ne pourrai me replonger dans l’autre vie.
D’ailleurs je vais bientôt mourir. Mon corps m’en avertit. L’étrange sensation de la mort qui monte m’envahit chaque jour un peu plus …
Mais voyons, réagis ! Ce sapin … ah ! Oui, c’est Noël !
Il te tue … non, ce n’est pas lui, ce sont les SS qui l’utilisent pour te broyer.
Réagis donc ! Bien beau à dire … Grand Dieu qu’il fait froid ! Je suis gelé .Je ne sens plus mes jambes. J’ai glissé sous ma veste rayée de bagnard deux couches de papier de sac de ciment. Au bout des manches, à la hauteur des poignets, j’ai utilisé une attache de fil de fer pour éviter la pénétration du froid. A cet endroit un mince bourrelet de glace s’est formé.
Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi s’appuie-t-il contre moi celui-là ? C’est mon voisin immédiat, un Yougoslave, qui vient de mourir discrètement. Dans ce cas le règlement est formel : tout bagnard mort pendant l’appel doit continuer debout, à figurer à l’appel.
Un Kapo s’approche, la cravache à la main. Il nous fait signe de remettre le macchabée d’aplomb. Avec un autre camarade nous relevons le mort et passons chacun de ses bras autour de notre cou. Ainsi calé, il est en position règlementaire, même si sa tête, qui dodeline parfois, a cessé de contempler le sapin.
Il a beau être léger, il pèse et nous fatigue. Lui est loin, délivré, heureux sans doute. C’est ainsi que nous soutiendrons à deux, pendant trois heures d’affilée, ce mort inutile et encombrant.
Lorsqu’à 17 heures, la nuit étant venue à cette latitude, les SS reviendront de leurs agapes, rouges, repus, gonflés d’alcool, pour donner l’ordre de regagner les baraques, 80 bagnards seront morts d’épuisement et de froid, mon Yougo compris.
Qui donc a dit que Noël était la fête de la Nativité ?
Mais après tout ces 80 là sont peut-être nés, aujourd’hui, dans un monde meilleur … leur façon à eux d’être rachetés !
Roger JOLY
Roger JOLY, Déporté-Résistant, Président honoraire de la Fédération Nationale des Déportés et Internés de la Résistance - FNDIR